dimanche 20 mai 2012

Mort d'un ami de Bordeaux 3

Les américanistes de l'Université de Bordeaux 3 s'associent à la tristesse de tous les très nombreux admirateurs de Carlos Fuentes, décédé le 15 mai 2012… Nous sommes fiers de l'avoir reçu dans nos murs, entendu et certainement écouté. Car nous aussi, nous retiendrons la leçon fuentesienne de Bordeaux.


L'hommage que lui a rendu Le Monde


Il détestait qu'on raconte sa vie. Il détestait encore plus l'idée de la raconter lui-même. "Ecrire une autobiographie, disait-il, c'est comme graver des mots sur sa propre tombe". L'écrivain et essayiste mexicain Carlos Fuentes, lauréat du prestigieux prix Cervantes et l'une des plus grandes figures des lettres latino-américaines, est mort mardi 15 mai, à l'hôpital Angeles de Pedregal de Mexico. Il était âgé de 83 ans.
Sur une photo prise à la foire du livre de Guadalajara, en 2008, on le voit riant sous sa moustache et se bouchant les oreilles. A côté de lui, son aîné, le Colombien Gabriel Garcia Marquez (né en 1927) a l'air de protester lui aussi. Il ne manque plus que le Péruvien Mario Vargas Llosa (né en 1936) et on aurait là les trois icônes d'une génération d'écrivains et d'intellectuels qui, par son talent de plume et son engagement, aura particulièrement contribué à attirer l'attention de l'Occident sur l'identité latino-américaine.
Sur l'impérialisme américain aussi, dont Carlos Fuentes, tant dans ses essais politiques (Temps mexicain, 1972) que dans ses articles journalistiques, aura toujours été un virulent critique.
Né au Panama le 11 novembre 1928, Carlos Fuentes Macias, fils de diplomates, partage son enfance entre Quito, Montevideo, Rio de Janeiro, Washington, Santiago du Chili et Buenos Aires.
"SEUL EST PARFAIT CELUI QUI NE SE TROUVE CHEZ LUI NULLE PART"
Plus tard, il gardera ce goût des voyages, organisant sa vie entre Mexico, Paris et Londres où il aimait tout particulièrement écrire, enseignant fréquemment aussi dans de nombreuses universités américaines. "Quelqu'un qui est à l'aise dans sa patrie, c'est bien, mais ce n'est pas grand-chose, nous confiait jadis ce grand cosmopolite (Le Monde des livres du 25 aout 1995). Quelqu'un qui est à l'aise partout dans le monde, c'est mieux. Mais seul est parfait celui qui ne se trouve chez lui nulle part..." Aux États-Unis dans les années 1930, l'enfant Fuentes, marqué par le personnage d'Henry Fonda dans Les Raisins de la colère, se nourrit des images de la crise.
Au Chili, il lit Gabriela Mistral et Pablo Neruda et comprend pour toujours "l'alliance entre la littérature et la politique. En Argentine, où il refuse d'aller en cours "à cause du fascisme militaire au pouvoir", il découvre le sexe, le tango et Borges."Borges m'a donné une immédiate et grande leçon, dira-t-il : la nouveauté du passé. Une chose fondamentale pour ma littérature."
A 16 ans, déjà porteur de cet extraordinaire bagage, le jeune Carlos Fuentes revient au Mexique. Il est d'abord élève du collège français, puis il étudie le droit à l'université de Mexico, rejoint ensuite l'Institut des hautes études de Genève et travaille pour l'Etat mexicain auprès de l'Organisation internationale du travail. Parallèlement, il commence à écrire. Des nouvelles d'abord (Jours de carnaval,1954). Et bientôt des romans. Il porte un regard acéré sur l'organisation de la société mexicaine (La Plus limpide région, 1958), l'échec de sa révolution et le détournement par la bourgeoisie de l'héritage zapatiste (La Mort d'Artemio Cruz,1962). Sa technique d'écriture s'appuie sur des flash-backs ou des collages d'éléments narratifs très divers.
UNE VISION ÉCLATÉE DE LA RÉALITÉ MEXICAINE ET DE SA VIOLENCE
Les critiques de l'époque croient y déceler des influences de Dos Passos et de Faulkner. On peut y voir aussi un clin d'œil aux peintures murales de Rivera ou de Siqueiros. Ce que Fuentes cherche à donner, c'est une vision éclatée de la réalité mexicaine et de sa violence permanente. Pour cela, il lui faut "casser les moules de l'espagnol vétuste, lui donner une nouvelle vie, une claque, lui injecter de la sève".
Au milieu des années 1950 - il n'a alors que 27 ans -, Fuentes fonde avec son compatriote Octavio Paz, La Revue mexicaine des littératures ainsi que la maison d'édition Siglo XXI. Cela marque le début d'une prolifique carrière d'écrivain - une trentaine de livres au total, la plupart traduits en français chez Gallimard -, qui lui vaudra de nombreuses récompenses, mais jamais le prix Nobel pour lequel il est pourtant régulièrement donné comme favori.
Cette abondante production littéraire ne l'empêche pas de faire, comme ses parents, son chemin dans la diplomatie. Un temps proche de Fidel Castro, membre du Parti communiste, Fuentes s'en éloigne après l'incarcération en 1971 du poète Heberto Padilla. Mais il considérera longtemps que sa carrière diplomatique a été desservie par son engagement politique à gauche. Il sera pourtant ambassadeur du Mexique en France de 1974 à 1977 et gardera avec ce pays une relation privilégiée. "Pour nous, Latino-Américains, la France a toujours été le point d'équilibre entre le Sud hispanique réactionnaire de l'Inquisition et le Nord, froid et matérialiste."
Terra Nostra (1975), La Tête de l'hydre (1978), Une certaine parenté (1980)... À partir des années 1970, certains romans procurent à Carlos Fuentes une renommée internationale. C'est le cas également du Vieux gringo (1985) porté à l'écran par Luis Puenzo, avec Gregory Peck et Jane Fonda. Toutes ces oeuvres renvoient plus ou moins directement aux grands thèmes qui forment la trame de son œuvre : les rapports entre l'Europe et l'Amérique, les va-et-vient de l'Histoire entre passé et présent - et ce même passé lisible, comme sur un palimpseste, dans les interlignes du présent -, les grands mythes de l'humanité, les bienfaits du métissage culturel, les cercles du temps... Le temps "circule comme les courants marins, où tout converge et se rejoint", peut-on lire dans L'Oranger (1995). "Ce que Fuentes n'aura cessé de mettre en lumière c'est justement la circularité de ce temps, ses rencontres surprenantes et ses télescopages sans fin", souligne sa traductrice Céline Zins (Le Monde des livres du 25 aout 1995).
GÉNIAL TOUCHE-À-TOUT
Ces thèmes qui reviennent comme des leitmotivs, on les retrouve de façon aussi insistante dans les essais. Dans Le Sourire d'Erasme (1990) par exemple, où Fuentes montre que "la modernité de l'Amérique passe par des retrouvailles avec son passé". Ou dans Le Miroir enterré (1992) où l'écrivain brosse l'histoire de l'Espagne et de l'Amérique hispanique en mettant à jour la succession formidable des strates de civilisations et en se livrant en quelque sorte à une vertigineuse "archéologie de l'identité". Et ils sont là aussi, en filigrane, lorsque Fuentes, génial touche-à-tout, écrit pour le cinéma - il signe le scénario (jamais filmé) de La Chasse à l'homme pour Luis Bunuel, d'après un roman d'Alejo Carpentier - ou encore pour le théâtre avec Le Borgne est roi paru en espagnol en 1970.
Dans son dernier roman traduit, Le Bonheur des familles (2009), l'écrivain mexicain croisait ce thème du temps avec celui de la violence. Comment échapper - ou plutôt ne pas échapper - aux chaînes de l'autodestruction, à la fois intimes comme le sont les liens du sang et historiques comme l'est la succession des générations dans un tissu social perverti ? Cette question sans réponse traverse les seize récits composant le livre. Et comme dans Terra Nostra, le bonheur, bien sûr reste, introuvable. Les familles s'étouffent dans leurs grandes et banales turpitudes. Ici, chaque nouvelle est ponctuée par un chœur destiné à faire "entendre la voix des sans voix". Commençant par une histoire de corruption, l'ouvrage se termine par cette répétition : "la violence, la violence". Un fil conducteur implacable, quasi obsessionnel, qui court des situations privées aux phénomènes sociaux. Psychologique, familiale, criminelle, politique, cette violence qui fait aujourd'hui la dramatique actualité du Mexique est récurrente dans toute l'œuvre de Fuentes dont chaque livre est à cet égard, "un acte d'exorcisme".
D'une interview à l'autre ou dans ses tribunes aux journaux, Fuentes développait à la fois une analyse des causes du phénomène et un point de vue terriblement pessimiste sur les chances d'en venir à bout. Pour les causes, il citait l'explosion démographique du Mexique, passé en un siècle de 20 millions à 110 millions d'habitants, la misère, les inégalités sociales et le trafic de drogue. Un trafic qu'il considérait comme une conséquence de la prohibition aux Etats-Unis et qui l'amenait à prêcher la dépénalisation afin d'assécher le marché. "La fin de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis n'a pas diminué ni augmenté le nombre d'ivrognes, mais elle a permis de neutraliser Al Capone", plaidait-t-il encore récemment lors d'une conversation avec un journaliste du Monde.
Mais les perspectives ne lui semblaient guère souriantes. "Quand j'étais jeune,avait-il confié en 2009 dans une interview au magazine Lire à l'occasion de sa venue au Salon du livre de Paris, je pouvais sortir dans les cafés et les cabarets de Mexico jusqu'à trois heures du matin et rentrer tranquillement chez moi à pied. Aujourd'hui, je ne me risque même plus à m'aventurer tout seul au-delà du coin de la rue. Il nous faut inventer d'urgence une modernité mexicaine où fonctionnent la loi et la justice. Mais ça va nous demander beaucoup de temps et de travail. Je ne serai plus là pour en voir le résultat."


Florence Noiville, Le Monde

lundi 9 avril 2012

Entretien avec Carlos Fuentes

Entretien avec Carlos Fuentes, réalisé par les doctorantes Andrea Cabezas Vargas et Estelle Patoyt

Traduction : Anne-Laure Rebreyend

L’interculturalité et la vision de l’autre dans l’œuvre de Carlos Fuentes

Dans votre œuvre, la vision de l’autre est un élément récurrent qui subit différentes métamorphoses, du nationalisme à la xénophobie, de l’acculturation aux processus de multiculturalité et interculturalité. Cette vision de l’autre est-elle une fascination omniprésente dans votre œuvre?
En Amérique Latine, nous passons beaucoup de temps à nous demander qui nous sommes. Le discours de l’identité nous a pris des années et nous a épuisés, jusqu’à parvenir à conclure que oui, nous avions une identité, que je suis mexicain, que García Márquez est colombien, Vargas Llosa péruvien; ce n’est plus un problème.
Le problème est d’avoir une identité, et les formes de la diversité, car la vie démocratique va dépendre des formes de la diversité politique, morale, sexuelle, religieuse…; nous sommes en train de passer d’une identité acquise à une diversité encore à conquérir.
Je ne sais si cela répond à votre question, parce qu’elle place mon œuvre au cœur de tout cela. Mon œuvre tout à la fois affirme une identité – celle du Mexique, d’Amérique Latine – et part en quête de l’autre, de l’altérité, comme on disait autrefois, en faisant de la diversité l’objectif de l’Amérique Latine actuelle.

Du fait que vous avez vécu personnellement dans des contextes de bilinguïsme et de multiculturalité, pourrions-nous affirmer que votre littérature est une littérature « des deux côtés », des deux frontières, des deux mondes ?
J’ai grandi aux Etats-Unis, au Chili et en Argentine, mais j’ai conservé mon identité pour bien des raisons. D’abord du fait de la situation politique, la Révolution mexicaine, durant la présidence de Cárdenas qui a exproprié le pétrole, a mené la réforme agraire, permis la syndicalisation des ouvriers, tout une série d’actes révolutionnaires. Et mon père, qui était conseiller légal de l’ambassade à Washington, me disait lorsque j’étais petit : « C’est cela le Mexique, tu es mexicain, cela t’appartient, cela fait partie de ta vie ». Aussi n’ai-je jamais perdu ni l’identité mexicaine, ni même l’accent, car même si aujourd’hui je devrais parler comme un Chilien ou comme un Argentin, ce n’est pas le cas, je parle comme un Mexicain. Je n’ai donc pas ce problème et je communique très facilement. Je suis venu en Europe pour la première fois à 21 ans, je me suis senti très à l’aise, très content dans les pays européens ; dès lors j’ai mené une vie transcontinentale et en lien avec les Etats-Unis, mais sans jamais perdre l’identité, l’affiliation mexicaine.

Entretenez-vous une relation particulière avec la langue anglaise ? Dans votre œuvre elle est présente de manière explicite sous forme de prières, de mots, mais aussi indirectement par la convocation (épigraphes, citations, personnages) d’auteurs comme Yeats, Ambrose Pierce, Thomas Browne, etc.
J’ai étudié aux Etats-Unis durant mon enfance, et j’ai toujours pensé qu’il fallait perturber la pureté de la langue. J’aurais pu être un écrivain de langue anglaise, mais j’ai songé que les Yankees avaient déjà tout pour eux, les Faulkner, les Hemingway, les Scott Fitzgerald, qu’ils n’avaient pas besoin de moi. En revanche en Amérique Latine nous nous efforcions de créer une tradition littéraire nouvelle avec les gens de ma génération, Cortázar, García Márquez, et le défi était bien plus grand en espagnol, la langue qui avait donné ni plus ni moins que Cervantes et l’inauguration du roman moderne, mais qui depuis s’était endormie. Il n’y a peut-être que deux grands romanciers espagnols au XIXe siècle, Clarín et Pérez Galdós, puis le silence, avant et après le XXe siècle. Alors j’ai senti qu’en Amérique Latine il y avait beaucoup à dire. J’ai eu d’importants mentors littéraires : Carpentier, Borges, Asturias…
Notre génération, celle qu’on a appelée le « boom », a raconté de nouveau l’histoire d’Amérique Latine, en essayant de dire ce qui n’avait pas été dit. Des oeuvres comme Cent ans de solitude ou La Mort d’Artemio Cruz relèvent typiquement de cette entreprise. Beaucoup d’autres romans disent : « cela a eu lieu et n’avait jamais été raconté ». Cela a été notre problème, mais ce n’est pas celui des écrivains actuels qui abordent les problèmes de la réalité d’aujourd’hui, ou de l’imaginaire d’aujourd’hui : amours, divorces, scandales, vols, possessions, dépossessions, enfants, grands-parents, que sais-je encore. Ils traitent de tous les thèmes traditionnels du roman et de la réalité, les abordent comme fiction, comme réalité, mais ils ne font plus face au défi qui était le nôtre, celui de raconter ce qui n’avait jamais été dit. Je crois que ce qui n’avait pas été dit, c’est ma génération qui l’a raconté. Et les écrivains d’Amérique Latine sont bien plus libres aujourd’hui.

Quelles sont les principales ou les véritables frontières qui opposent les cultures du Nord et celles du Sud ?
Je crois qu’il y a une double invasion, dans le cas du Mexique et des Etats-Unis, qui sont voisins. Les Etats-Unis n’ont que deux voisins : le Canada et le Mexique, c’est pourquoi le lien est plus fort avec le Mexique qu’avec l’Argentine ou le Chili. Cinquante millions de personnes parlent espagnol aux Etats-Unis tandis qu’au Mexique on doit trouver cent personnes qui parlent anglais –j’exagère mais il y en a très peu. La présence de la langue espagnole est énorme, dans les coutumes, la cuisine,… Comme la cuisine mexicaine voyage beaucoup et qu’elle est bien supérieure à la cuisine américaine, elle se maintient en vie ! Mais aussi les chansons, les danses, la poésie. Tout cela est déjà entré dans un monde nord-américain qui, en outre, subit l’influence du Japon, des Philippines, de l’Europe constamment, du monde africain.
Enfin, c’est bien un « melting pot » et nous en faisons partie : nous sommes très présents dans la vie nord-américaine, beaucoup de Mexicains ou de Latino-américains restent aux Etats-Unis et deviennent des citoyens de langue anglaise. Nombre d’entre eux restent pour une période avant de rentrer au Mexique, je les connais : ils sont domestiques à Chicago, Los Angeles ou New York, ils veulent rentrer au Mexique et parfois, lorsqu’ils y parviennent, une communauté nouvelle se crée. Ainsi les Etats-Unis influencent-ils l’Amérique Latine et l’Amérique Latine les Etats-Unis.
Naturellement, le pouvoir nord-américain assure que l’influence nord-américaine est grande, mais voyez plutôt : le Mexique est un pays voisin où l’on parle espagnol, où l’on cultive une mémoire aztèque, avec des églises baroques et une sensibilité et une cuisine par bonheur bien différentes de celles des Etats-Unis. Il y a donc une culture, une civilisation qui s’est maintenue en dépit du voisinage. Etre voisin des Etats-Unis n’est pas chose facile, et pourtant le Mexique a conservé une personnalité bien plus latino-américaine que nord-américaine, avec des marques d’influence bien entendu. Mais pour l’essentiel le Mexique est un pays catholique - mêmes les athées y sont catholiques !- et de langue espagnole, ce qui démontre la force de la culture face aux réalités politiques et économiques du moment.

Les symboles dans La frontière de verre et Le vieux gringo

Pourriez-vous éclaircir pour nous le symbolisme culturel et politique des miroirs dans Gringo viejo (Le Vieux gringo) et dans La frontera de cristal (La frontière de verre) ?
Il y a des miroirs dans toute mon œuvre, pas seulement dans El espejo enterrado (Le miroir enterré), dont le titre le signale explicitement.
L’un des grands mystères de l’humanité est de pouvoir se voir dans un miroir. Je crois qu’un animal ne voit pas son reflet, il n’a pas de conscience. Si vous mettez un ours face à un miroir, il croit que c’est un autre ours et peut-être même qu’il l’attaque. Alors que moi je sais que c’est moi, et je crois que c’est très important. Vous savez qu’il n’y a que deux espèces dans le monde qui ont des paupières : les gorilles et nous, pas les serpents ni les buffles…
C’est une particularité de la vision, de pouvoir fermer les yeux et s’imaginer soi-même, sachant qu’on a les yeux fermés, puis de les ouvrir, de croiser un miroir et savoir qu’on est soi-même et non une perversion, ce qui pourrait être le cas.

Dans Le Vieux Gringo, et plus particulièrement dans La Frontière de verre, surgissent nombre de références à la Guerre d’Álamo (1846-48), durant laquelle le Mexique a perdu 55% de son territoire du Nord. Ce fait historique est-il une blessure ouverte pour le peuple mexicain ?
Non, la perte de la moitié du territoire n’est en aucune manière un conflit pour le Mexique. Ce serait un conflit idiot, nous ne disons pas « allons reconquérir Los Angeles ou Austin, Texas », non. Ce n’est pas un conflit, le conflit vient des faits actuels, surtout de la présence de travailleurs mexicains aux Etats-Unis. En premier lieu notre problème est : pourquoi ne les retenons-nous pas au Mexique, pourquoi ne leur offrons-nous pas de travail, quels sont les raisons économiques qui expliquent que nous ne puissions pas retenir les travailleurs et qu’ils aient besoin d’aller aux Etats-Unis ? En second lieu, c’est un problème pour les Etats-Unis, car ces travailleurs ne sont pas des criminels et sont pourtant parfois traités comme tels. C’est donc un conflit qui relève de la politique interne du Mexique et de la relation bilatérale entre le Mexique et les Etats-Unis.
C’est bien loin d’être résolu et le problème s’est fortement globalisé, car le problème du travailleur migrant est un problème mondial.
Nous vivons dans un monde globalisé où circulent les marchandises, les valeurs, mais pas les personnes, ça c’est interdit. Une personne a besoin pour circuler d’un permis spécial, alors que les travailleurs sont nécessaires. Mais, avant tout, ils sont nécessaires à leur pays d’origine : pourquoi faut-il qu’un travailleur quitte l’Afrique pour l’Europe, ou le Mexique ou le Guatemala pour les Etats-Unis ? Il faudrait qu’il puisse trouver du travail dans son propre pays. Il y a là un problème très grave, qui est celui de l’organisation mondiale, et si nous ne le résolvons pas il va nous dévorer.
Le problème actuel est bien celui des cinquante millions de travailleurs de langue espagnole aux Etats-Unis, en majorité des Mexicains et des Portoricains. Quel est leur statut ? Quels sont leurs droits, leurs devoirs ? Comment se comportent-ils dans la société nord-américaine ? C’est cela le problème, ce qui s’est passé il y a plus de cinquante ans n’a d’intérêt que pour la mémoire ou le sentimentalisme.

Dans La Frontière de verre, le narrateur nous parle du désir de José Francisco : « Je voulais donner la parole à toutes les histoires que j’entendais depuis mon enfance, des histoires de famille surtout, qui étaient la richesse du monde frontalier, toutes ces histoires encore vivantes, qui refusaient de mourir, qui allaient, libres comme des fantômes de la Californie au Texas, en attendant que quelqu’un les raconte, les écrive… convaincu que les mots voleraient jusqu’à trouver leur destin, leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs langues… » 1
Cela, c’est la voix du personnage. Il faut tâcher de faire en sorte que le personnage ait une voix propre ; si je parle à travers le personnage, c’est de la mauvaise littérature. Les personnages ont tous leur propre voix. Les écrivains n’écrivent pas pour se donner la parole à eux-mêmes, mais pour prêter une voix équivoque aux personnages. Un bon roman a toujours une fin ouverte. C’est le lecteur, et non l’auteur, qui donne un avenir au roman.

Je crois lire dans votre œuvre une équivalence entre le Mexique et la mort : dans Gringo viejo, le personnage, un habitant des Etats-Unis, fuit au Mexique, en pleine révolution, pour y mourir ; dans votre nouvelle En buena compañía, le personnage finit par appartenir à ses deux tantes, qui vivent enfermées dans une vieille maison, bloquées dans un passé morbide : à la fin du récit, elles célèbrent les funérailles de leur neveu en l’enfermant de force dans un cercueil souterrain ; dans Apolo y las putas, le protagoniste déclare qu’il prend conscience de sa « mexicanité », qu’il devient mexicain au moment de mourir.
Le Mexique a la particularité de ne pas distinguer la vie et la mort. La culture occidentale a créé une dichotomie entre la vie, d’un côté, et la mort de l’autre, soit on est mort soit on est vivant ; au Mexique il n’en va pas ainsi. Au Mexique nous savons que la mort fait partie de la vie, tout simplement, nous le croyons profondément, nous le vivons. Au Mexique il y a le jour des morts avec ses fleurs et ses prières et ses conversations avec les morts, juste parce que c’est comme ça. C’est un fait culturel d’identité, d’identification de la mort comme faisant partie de la vie. J’insiste beaucoup sur cela dans mes livres parce que je crois que c’est une spécificité toute mexicaine, que je ne trouve pas en France ou aux Etats-Unis, où il y a une séparation très nette entre la vie et la mort.
Aux Etats-Unis, il y a peu de temps encore on ne disait même pas « il est mort » mais « he went away [il est parti] ». Des mensonges pour consoler les gens. Non, la mort est bien réelle et fait partie de la vie.

Carlos Fuentes et la littérature

Comment se manifeste la dualité entre la littérature et la lecture dans vos récits?
Il y a plus de lecteurs que d’écrivains, et plus de réel dans la réalité que dans la littérature ; on aura beau écrire, on n’embrassera qu’une petite parcelle de réalité. Elle est bien plus grande que l’imagination, mais l’imagination est peut-être plus forte que la réalité. Je ne peux pas comprendre le monde sans Cervantes, sans Don Quichotte, mais avant 1605 il y avait un monde sans Cervantes et sans Don Quichotte, et des gens vivaient à cette époque dont personne ne se souvient. Alors il y a un pouvoir de mémoire durable dans le fait littéraire qui doit beaucoup influencer notre travail et dépasser nos personnes –c’est l’humilité de dire : l’œuvre est ouverte, et on la communique à un lecteur parce qu’on est écrivain. Je suis aussi lecteur, bien sûr, et j’ai aussi ce sentiment que Tirano Banderas, de Valle-Inclán, ou n’importe quel roman de Balzac me sont ouverts, comme lecteur d’aujourd’hui.
C’est en cela que consiste l’échange : l’écrivain doit laisser le roman ouvert pour les futurs lecteurs, mais l’écrivain en tant que lecteur doit être ouvert à l’œuvre qui précède la sienne.

L’intertextualité littéraire est-elle le moteur de la genèse de plusieurs de vos récits ?
Si vous le dites, c’est qu’il doit en être ainsi ! Je ne suis pas le seul écrivain à le faire. Pourquoi ? Parce qu’il y a une œuvre littéraire héritière d’autre œuvres, elle ajoute quelque chose qui auparavant n’y était pas, et dans dix ou vingt ans quelqu’un parlera de la nôtre. Je reviens d’Aix-en-Provence où j’ai rencontré beaucoup de jeunes écrivains chiliens, colombiens, mexicains, qui sont deux fois plus jeunes que moi et qui font ce que je n’aurais pas pu imaginer il y a quarante ans. Mais ils le font parce que García Márquez, Mario Vargas Llosa, Cortázar, Carpentier, Borges et Asturias et moi avons écrit auparavant, et qu’eux écrivent par assimilation ; ils écrivent de nouveaux livres, des livres insoupçonnés, tout comme moi j’étais insoupçonné pour Miguel Angel Asturias.
Chaque œuvre crée quelque chose de nouveau, de nouvelles perspectives, et signale la dette qu’elle a envers la tradition, mais aussi la dette qu’elle a envers l’avenir, en tant que création.

De vos débuts dans l’écriture à aujourd’hui, le rôle du romancier a-t-il changé ? Quelles sont les difficultés auxquelles se heurte l’écrivain à notre époque ?
Je crois que c’est la vision du romancier, non son rôle, qui a changé.
Je n’aurais pas deviné ce qui est arrivé en Afrique du Nord, mais Barack Obama l’avait annoncé au Caire. Il se passe des choses historiques nouvelles dans le monde, qu’on n’aurait pas même imaginées et qui pourtant arrivent. Soudain l’Egypte a changé, Mohammed Moubarak est parti, le dictateur de Tunisie est parti, Mohammed Khadafi est parti : que s’est-il passé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi un homme politique peut-il le prévoir, et pas un écrivain, alors que nous sommes censés être les maîtres de l’imagination ?
Ainsi, pour répondre à votre question, on ne peut pas établir de catégories fixes, peu flexibles. Le travail littéraire change en permanence, nous vivons dans un monde chaque jour plus mobile et plus difficile à cause de la concurrence. Il y a trop de moyens de communication dans le monde actuel. Les révolutions d’Afrique du Nord se sont faites à partir de Facebook, de Twitter, de nouveautés qui n’existaient pas il y a seulement dix ans. Des changements aussi gigantesques et soudains posent un problème à l’écrivain : quelle valeur a l’imagination pour continuer d’exister dans un monde de changement perpétuel ? Qu’allons-nous dire ? Qu’allons-nous imaginer ?
Je crois à l’existence d’une imagination proprement littéraire qui transcende les changements de la communication quotidienne, sinon on n’écrirait pas. Je sens qu’il en a toujours été ainsi : l’essor de la presse quotidienne à partir de l’après-révolution française n’a pas empêché Balzac et Flaubert d’écrire, pas plus que le succès du cinéma n’a arrêté John Dos Passos et Faulkner. Actuellement, le développement des moyens de communication ne va pas nous empêcher d’écrire non plus. C’est-à-dire qu’il y a une vision inhérente au fait littéraire qui transcende d’autres moyens de communication de quelque époque que ce soit. Je crois qu’aujourd’hui le danger est plus grand que jamais car les médias sont très accessibles, très rapides et en constante transformation. Steve Jobs, qui a créé tout un monde de transformation fantastique, vient de mourir, mais ce monde n’existait pas quand je suis né, c’est une nouveauté, et lorsque je mourrai il y aura bien des nouveautés que je n’imagine même pas.
Comment préserver la vertu littéraire qui consiste à écrire des livres à partir de l’imagination et de la mémoire va être, ou plutôt a toujours été, notre défi. C’est un défi que de coexister avec toute la nouveauté du monde.

Le mythe littéraire peut-il garder son pouvoir aujourd’hui dans le domaine politique ou social ?
Toutes les idéologies sont des mythes et s’écroulent facilement. Quand on pense à l’idéologie du national-socialisme allemand, « se lo llevó la chingada » comme on dit au Mexique, elle est partie en fumée, franchement elle a disparu. Si les idéologies durent très peu, ce sont la pensée et l’œuvre qui perdurent. Les œuvres d’art durent plus longtemps que les idéologies politiques, sans nul doute ; c’est là une bonne raison de continuer à travailler.

Le roman a-t-il un rôle central face à ce fait social qu’est l’augmentation du trafic de drogue au Mexique et en Amérique Centrale ?
La littérature n’a qu’un rôle : celui d’exercer l’imagination et la mémoire face à n’importe quel fait. J’ai écrit un roman sur le narcotrafic, Adán en Edén, en me disant que je ne voulais pas écrire ce que j’écrirais dans un journal pour dénoncer le narcotrafic, que je devais le tourner autrement, par l’imagination. C’est un roman comique sur un fait tragique, mais c’est ce qui pour moi, en tant qu’écrivain, fait sa nouveauté, sinon j’aurais écrit un article dans le journal La Reforma ou El País, et ça y est j’aurais dit ce que j’avais à dire. Mais ce n’est pas cela, la littérature est bien plus complexe, elle exige davantage, il faut transformer ce que nous voyons tous les jours en quelque chose que nous ne voyons pas tous les jours, qui a un autre sens indépendant de la réalité mais qui finit par en faire partie.

Dans le champ littéraire, vous considérez-vous comme une sorte de moraliste ou d’immoraliste ?
Je me considère comme une sorte d’immoraliste depuis que j’ai lu le livre d’André Gide L’immoraliste. Il se passe quelque chose de curieux dans la littérature : c’est très difficile d’écrire sur des gens bons. Miguel de Cervantes l’a fait avec Don Quichotte, Dickens avec Pickwick, Dostoïevski dans L’Idiot. Mais il est beaucoup plus facile de parler des méchants, c’est ce qui donne de l’imagination et de la force. Ce sont les méchants qui sont intéressants, pas les petits anges. C’est pour cela que le Quichotte est un chef-d’œuvre, parce qu’il parvient à consacrer la bonté du personnage et de la réalité qu’il vit, mais hormis cet exemple c’est très difficile. En fait, les bons écrivains sont tous immoraux !

Quels sont les défis principaux de la littérature latino-américaine du XXIe siècle ?
D’être comprise partout. Certains romans du passé n’étaient compris qu’en Bolivie, en Equateur ou en Colombie. Aujourd’hui il faut être capable de communiquer, d’être compris par un lecteur dit « global », je dirais plutôt « international ».
Si Cent ans de solitude est traduit dans presque cinquante langues, cela signifie que ce n’est pas seulement un roman colombien mais un roman ukrainien, tibétain, que sais-je encore, un roman que l’on comprend partout. Aussi le bon écrivain sait-il tirer grand profit de ses racines locales, comme Faulkner – qui est plus localiste que Faulkner parlant du Sud des Etats-Unis ? et pourtant ses romans sont compris dans n’importe quelle langue ! C’est cela le secret de la bonne littérature.

1 Carlos Fuentes, La Frontera de Cristal, p. 293 –édition ? C’est nous qui traduisons.

jeudi 1 décembre 2011

La Lección de Burdeos, par Carlos Fuentes, lundi 24 octobre 2011

Con razón escogió Francisco de Goya la ciudad de Burdeos para morir. La ciudad junto al río Garona es una de las más bellas de Francia,  de Europa y del mundo. Esta es la patria de Michel de Montaigne,  sin el cual no entenderíamos la palabra "ensayo", en tanto acercamiento incierto aunque lúcido a un mundo liberado del dogma. Montaigne antepone la experiencia personal a cualquier dogma. Escéptico,  habla de la falibilidad humana, pero también de la posibilidad humana. Entre otras,  saber que existe un yo extraordinario más fuerte que la muerte.
Montaigne nos habla de una apertura interminable. Dueño de un "frío acero",  como lo describe Jorge Edwards en su reciente libro La muerte de Montaigne. Homenaje latinoamericano al autor francés que nos enseña a escribir sin decirlo todo,  a estar presentes en el corazón de la ausencia,  a escribir para los lectores,  a veces para un solo lector,  a veces para el lector ideal que para Montaigne es sólo "una ficción entre otras muchas".
Cuando,  hacia 1950,  el novelista Juan Rulfo hizo su aparición,  le preguntaron a Alfonso Reyes: ¿Qué influencia percibe usted en la obra de Rulfo? A lo cual Reyes respondió: -Dos mil años de literatura.
Todo escritor crea porque hereda y hereda porque crea. Yo tengo una deuda personal con Francois Mauriac,  hijo de Burdeos pero autor universal al que leí con entusiasmo mientras escribía La muerte de Artemio Cruz. Sobre todo,  El nido de víboras,  exaltación de la necesidad de ser amado a orillas de la muerte.
Ser amado. La desesperada Thérèse Desqueyroux. La "delectación escondida" de María Cross. La reconciliación de Gabriel Gradere. Y a pesar de todo,  la avaricia,  el homicidio,  el incesto. El mal. Quizás ningún otro novelista contemporáneo,  como Mauriac,  nos acerca tanto a nuestras propias contradicciones latinoamericanas. ¿Por qué?
La América Latina es un continente católico. Pero en México el cristianismo cohabita con un paganismo ancestral. Creo que el cristianismo fue aceptado por el pueblo mexicano porque el sacrificio que,  antes,  las víctimas debían a los dioses fue encarnado por Dios. Un dios crucificado y sangrante. El cristo mexicano, sangrante,  injuriado,  crucificado.
México fue conquistado por el sufrimiento de Cristo y por la gracia de su madre,  Guadalupe,  la Virgen Morena. Menciono lo anterior para que nos demos cuenta del inmenso combate del México civil,  librepensador y legalista,  distinto del orden religioso. De allí la importancia de la Reforma de Benito Juárez y del civilismo de la Constitución de 1917. Sobre todo de su Artículo Tercero. Un orden civil,  no opuesto,  sino al lado de la fe religiosa. No lo entendieron los conservadores en 1860, ni la Cristiada en 1925.
Las preguntas angustiosas de nuestro mestizaje fueron conciliadas,  al cabo,  por la literatura.
La contradicción épica de Bernal Díaz del Castillo. La poesía dubitativa de Sor Juana Inés de la Cruz. El humanismo universal de Alfonso Reyes. Los relatos crucificados de Juan Rulfo.
La literatura hizo nuestra la lengua del conquistador y la literatura hizo nuestra la imaginación del pueblo. La lengua española nos permite entendernos entre nosotros,  para nosotros y fuera de nosotros. Un guaraní del Paraguay no entendería a un maya de Yucatán sino gracias a la lengua común,  el castellano. Y casi cincuenta millones de norteamericanos hablan el español. De allí el dilema siguiente. Que los indígenas entienden gracias al español,  a los blancos y mestizos iberoamericanos,  pero que no se entienden entre sí mismos. Que los ciudadanos hispanoparlantes de los Estados Unidos de América puedan participar plenamente en la vida norteamericana pero que enriquezcan,  también,  la pluralidad hispanófona de mexicanos,  colombianos,  dominicanos,  cubanos y puertorriqueños. En mi juventud,  se hablaba en términos de nacionalismo e internacionalismo. Hoy,  se habla en términos de globalización. Pero la globalización sólo globaliza los productos y los valores materiales. El trabajo,  en cambio,  es discriminado,  despojado de derechos,  abusado. Nada de esto es extranjero a la lengua en la cual hablamos,  pensamos,  amamos,  soñamos y nos acercamos unos a otros.
De allí el regreso a la cuestión de la coexistencia de valores civiles y religiosos,  la coexistencia de culturas antiguas y modernas,  la coexistencia de mayorías y minorías. De allí el respeto debido a las diferencias mientras no las estigmaticen la opresión y la injusticia.
El signo político de esta coexistencia es la democracia. El signo axiológico es la cultura. Y el signo personal,  humano,  es el que nos ofrece Burdeos. El pensamiento de Montaigne. La obra de Mauriac. La conciencia de la falibilidad humana. Pero también de la posibilidad humana falible y posible. La presencia del mal. Pero también la reconciliación gracias al amor.
Estas son las lecciones de Burdeos para nuestros propios conflictos. No podremos evitar la derrota si no mantenemos la fidelidad a lo posible. No podemos amar si no admitimos la parte del mal que acecha a toda intención amorosa. No podemos refugiarnos en los dogmas que excluyan la posibilidad humana pluralista. No podemos invocar la muerte a fin de negar la vida. Todo es vida,  incluyendo a la muerte.
La lección de Burdeos,  de Montaigne y de Mauriac nos dice que no hay ser humano que no aporte y no deje algo memorable,  algo irreemplazable,  en su paso por el mundo. Y no habrá paz sin el reconocimiento de la diferencia como parte de la identidad. Esta es la única disposición mental que puede vencer a la xenofobia y al racismo que amenazan la coexistencia creativa de todas las sociedades.


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La leçon de Bordeaux

Ce n’est certainement pas un hasard si Francisco de Goya a choisi Bordeaux pour mourir. La ville sur les rives de la Garonne est l’une des plus belles de France, d’Europe et du monde. Patrie de Michel de Montaigne, sans qui nous ne comprendrions pas le terme « essai » dans le sens d’appréhension – incertaine, certes, mais lucide – d’un monde libéré du dogme. Car Montaigne, lui, place l’expérience personnelle au-dessus de tout dogme. Sceptique, il parle de la faillibilité de l’homme, mais aussi de ses possibilités ; parmi lesquelles le fait de savoir qu’il existe un « je » extraordinaire, plus fort que la mort. Montaigne nous parle, il est vrai, d’une ouverture sans limites, en homme doté d’un « caractère d’acier », pour reprendre le portrait qu’en donne Jorge Edwards dans son récent ouvrage La Mort de Montaigne  Hommage latino-américain à l’auteur français qui nous apprend à écrire sans tout dire, à être présents au cœur de l’absence, à écrire pour les lecteurs, parfois pour un seul lecteur, parfois pour le lecteur idéal ; lequel, de son point de vue, n’est jamais qu’une fiction parmi tant d’autres. Quand, vers 1950, le romancier Juan Rulfo a commencé à émerger, on a posé la question suivante à Alfonso Reyes : « Quelle influence percevez-vous dans l’œuvre de Rulfo ? » À quoi Reyes a répondu : « Deux mille ans de littérature ». Tout écrivain crée parce qu’il reçoit un héritage et laisse un héritage parce qu’il crée. Moi, par exemple, j’ai une dette personnelle envers François Mauriac, lui aussi enfant de Bordeaux, et cependant auteur universel, que j’ai lu avec enthousiasme alors que j’écrivais La Mort d’Artemio Cruz. En particulier Le Nœud de vipères, une exaltation du besoin que l'on ressent d’être aimé au seuil de sa mort. Être aimé. Thérèse Desqueyroux, la désespérée. La « délectation secrète » de Maria Cross. La réconciliation de Gabriel Gradere. Et en dépit de tout, l’avarice, l’homicide, l’inceste. Le mal. Sans doute aucun autre romancier contemporain ne nous-permet-il de toucher du doigt nos propres contradictions latino-américaines comme le fait Mauriac. Pourquoi ? Si l’Amérique Latine est un continent catholique, au Mexique, le christianisme cohabite avec un paganisme ancestral. Le christianisme a été accepté par le peuple mexicain essentiellement parce que le sacrifice que les victimes devaient auparavant consentir aux dieux était désormais porté par Dieu lui-même. Un dieu crucifié et sanglant. Le christ mexicain, sanglant, injurié, crucifié. Le Mexique a été conquis par la souffrance du Christ et par la grâce de sa mère, Guadalupe, la Vierge Noire. Je mentionne cela pour que nous mesurions l’immensité du combat mené par le Mexique civil, libre penseur et légaliste, autre que celui de l’ordre religieux. De là l’importance de la Réforme conduite par Benito Juárez et du « civilisme » de la Constitution de 1917. Surtout l’Article 3. Un ordre civil non pas opposé à la foi religieuse, mais à côté d’elle. Voilà ce que n’ont pas compris les conservateurs, en 1860, pas plus qu’ils ne l’ont compris ensuite, lors de la guerre des Cristeros, en 1925. Les questionnements inquiets autour du thème de notre métissage ont finalement trouvé des réponses dans la littérature. La contradiction épique de Bernal Díaz del Castillo. La poésie dubitative de Sœur Inés de la Cruz. L’humanisme universel d’Alfonso Reyes. Les récits crucifiés de Juan Rulfo. La littérature a fait nôtre la langue du conquistador et la littérature a fait nôtre l’imagination du peuple. La langue espagnole nous permet de nous comprendre entre nous, pour nous et en dehors de nous. Un Guarani du Paraguay ne comprendrait pas un Maya du Yucatán sans la langue commune, le castillan. Ajoutons que près de cinquante millions de Nord-américains parlent l’espagnol. Avec le dilemme que grâce à l’espagnol les indigènes comprennent les Blancs et les métis ibéro-américains, mais qu'ils ne se comprennent pas entre eux. Que les citoyens hispanophones des États-Unis d’Amérique aient la possibilité de participer pleinement à la vie nord-américaine, mais qu’ils enrichissent aussi la pluralité hispanophone des mexicains, des colombiens, des dominicains, des cubains et des portoricains. Quand j’étais jeune, on brandissait les termes « nationalisme » et « internationalisme ». Aujourd’hui, c'est « mondialisation ». À cette précision près que la mondialisation ne mondialise guère que les produits et les valeurs matérielles. Dans le même temps, le travail, lui, est discriminé, dépouillé de ses droits, foulé aux pieds. Rien de cela n’est étranger à la langue dans laquelle nous nous exprimons, nous pensons, nous aimons, nous rêvons et nous allons les uns vers les autres. D'où le retour à la question de la coexistence des valeurs civiles et religieuses, de la coexistence des cultures antiques et modernes, de la coexistence des majorités et des minorités. D'où le respect dû aux différences dès lors qu’elles ne sont pas stigmatisées par l’oppression et l’injustice. Or le signe politique de cette coexistence est la démocratie. La culture, son signe axiologique. Quant à son signe personnel, humain, il nous est offert par Bordeaux. La pensée de Montaigne. L’œuvre de Mauriac. La conscience de la faillibilité humaine. Mais encore de la possibilité humaine faillible et possible. La présence du mal. Mais encore la réconciliation grâce à l’amour. Telles sont les leçons de Bordeaux à notre disposition pour résoudre nos propres conflits. Nous ne pourrons éviter la défaite si nous ne demeurons pas fidèles au possible. Nous ne pouvons aimer si nous n’admettons pas la part de mal qui guette tout élan amoureux. Nous ne pouvons nous réfugier dans les dogmes, excluant ainsi la possibilité humaine pluraliste. Nous ne pouvons invoquer la mort pour nier la vie. Tout est vie, y compris la mort ! La leçon de Bordeaux, de Montaigne et de Mauriac nous enseigne qu’il n’y pas d’être humain qui n’apporte ou laisse quelque chose de mémorable, quelque chose d’irremplaçable, de son passage sur terre. Et il n’y aura pas de paix sans la reconnaissance de la différence comme partie intégrante de l’identité. En elle réside l’unique disposition mentale capable de vaincre la xénophobie et le racisme qui menacent la coexistence créative de toutes les sociétés.

Traduction par Vanessa Canavesi ; Jacqueline Daubriac ; Irène Descamps ; Elena Geneau ; Laëtitia Sworzil
(relue par Caroline Lepage)

jeudi 13 octobre 2011

Carlos Fuentes à Bordeaux

Programme Fuentes4

lundi 19 septembre 2011

Vient de paraître aux PUB

mario_vargas llosa

mercredi 25 mai 2011

« Lisières, Frontières, Transferts: facettes du Mexique contemporain », Journée d'étude

PROGRAMME
AXE I  EA 36 56 AMERIBER : « Mouvances et Mouvements dans les Sociétés, les Lettres et les Arts de l’Amérique hispanique et de la Caraïbe »
Atelier 1 : « Ecritures et figurations du Mouvement dans les Arts, les Lettres et les Sociétés de l’Amérique hispanique »
9 Heures : Accueil des participants par la Directrice de l’EA 3656 AMERIBER, Elvire Gomez-Vidal
- Cristina Bravo Rozas (Université Complutense, Madrid) : « El teatro de la frontera mexicana »
- Julia Tuñón (UNAM, Mexico) : « La representación femenina en el cine clásico mexicano: el poder agazapado »
Pause
- Elyette Benjamin (Université BX3, CLIMAS): « Cinéma chicano: entre stéréotypes hollywodiens et cinéma latino-américain »
Déjeuner
14 Heures 30 :
- Verushka Alvizuri (Université Bordeaux3, AMERIBER) : « De Pátzcuaro a la Paz : la transferencia cultural del indigenismo mexicano a Bolivia (1940-1954) »
- Eric Dubesset (Université Bordeaux IV, AMERIBER): « Le Mexique dans l’espace caribéen »



Ameriber 25 Mai(5)